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La Méditerranée devrait-elle avoir des droits ?

Donner un statut juridique à la Méditerranée serait-il une solution face à la pollution, la surpêche et la hausse des températures ? Oui, à condition de bien représenter ses intérêts, estime notre ex-collègue Emma Lelong, doctorante à l’Université de Brest occidentale. Elle a répondu à nos questions avec Antidia Citores, notre porte-parole, quelques jours avant de soutenir une thèse financée par Surfrider Foundation, le 18 octobre. 

La thèse d’Emma Lelong porte sur l’opportunité de doter la Méditerranée d’une personnalité juridique.
Pourquoi cette mer ? 

Emma Lelong : Il y a d’abord un enjeu écologique majeur : la Méditerranée est l’une des mers les plus polluées par les déchets plastiques et les hydrocarbures, notamment parce que c’est l’une des voies maritimes les plus fréquentées au monde.  
La biodiversité subit des pressions importantes : le trafic des navires et la hausse des températures favorisent l’apparition de certaines espèces exotiques envahissantes comme les poissons-lions, tandis que les canicules marines provoquent des vagues de mortalité chez les gorgones corail. 
Parallèlement, sur le plan juridique, c’est un terrain d’études passionnant où cohabitent le droit international, ceux de l’Union européenne et de plus de 20 États. Sans oublier les enjeux culturels : les populations qui vivent au bord de la Méditerranée ont toujours entretenu une relation particulière avec la mer. 

Antidia Citores : Exactement, la Méditerranée est un microcosme géopolitique, écosystémique et juridique qui peut éclairer le reste du monde.  
Par ailleurs, Surfrider mène plusieurs projets de coopération méditerranéens, à l’instar de Beyond Plastic Med, dont le but est de diminuer l’usage de ce matériau. Il était donc stratégique de comprendre l’intérêt de faire évoluer le droit (ou non). 
Enfin, la dimension anthropologique du projet d’Emma résonnait chez Surfrider : notre association a été fondée par des surfeurs·es dont l’engagement pour l’océan est né au contact des vagues et d’une certaine manière, grâce à la culture surf. Il était intéressant de voir comment des éléments culturels ou patrimoniaux communs en Méditerranée pouvaient être le vecteur ou l’accélérateur d’une meilleure protection de la mer. 

Concrètement, quel serait l’intérêt de reconnaître des droits à la Méditerranée ? Au-delà du symbole, est-ce qu’il y a un réel intérêt écologique ? 

E.L. : On sait que les dauphins ne vont pas saisir les tribunaux pour plaider leur cause devant les juges. En revanche, reconnaître des droits à la nature peut aider à mieux prendre leur défense. 
En France, depuis la catastrophe de l’Erika, la reconnaissance du préjudice écologique pur permet de demander réparation des atteintes portées à l’environnement. Mais ce principe n’existe pas dans le droit européen. Dans la plupart des États méditerranéens, pour qu’une association engage un recours juridique, il faut qu’elle apporte la preuve qu’elle est victime de la catastrophe écologique qu’elle veut dénoncer, directement ou indirectement. 
En résumé, donner des droits à la mer aurait pour conséquence d’améliorer le cadre qui permet de saisir la justice en son nom et d’adopter des politiques publiques visant à la protéger. 

Emma Lelong et Antidia Citores, le jour de la soutenance de thèse d’Emma, le 18 octobre 2024.

Du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, à la lagune Mar Menor en Espagne, de plus en plus d’entités naturelles sont reconnues comme des personnalités juridiques dotées de droits. Qu’est-ce qui motive cet élan et est-ce qu’il a permis d’obtenir certaines victoires au nom de l’écologie ? 

E.L. : On observe différentes motivations. Dans le cas du fleuve Whanganui, en Nouvelle-Zélande, c’était une revendication des communautés Maoris, qui avaient été dépossédées de leur terre par les colons en 1849, lors de la signature du traité de Waitangi. 
Pour la lagune Mar Menor, ce sont des riverains se sont montés en collectif, aidés par des universitaires, car ils étaient indignés par les pollutions chimiques et l’accumulation des déchets. 
Il y a eu des victoires pour l’écologie : une affaire que j’aime citer est celle du Fer Mary 1, un navire dont le capitaine a été condamné à deux ans de prison en 2015 au nom des requins qu’il avait chassés dans une aire protégée des Galapagos. Mais elles sont encore rares, on manque de recul pour évaluer l’effectivité de cette protection. 

Tu expliques que les intérêts économiques peuvent rapidement prendre le dessus sur les considérations environnementales, même quand la nature dispose de droits… 

E.L. : Cela s’est produit notamment en Equateur. En 2008, cet État a été le premier à reconnaître la nature comme un sujet juridique et à inclure le droit des personnes à vivre dans un environnement sain dans sa Constitution. Aujourd’hui encore, aucun autre pays au monde n’a été aussi loin !  
Depuis, le gouvernement a parfois fait référence aux droits de la nature pour lutter contre l’extraction illégale de minerai. Mais cela n’a pas empêché l’ex-président Rafaël Correa d’autoriser en 2013 l’exploitation du pétrole dans le sous-sol du bloc 43 du parc naturel Yasuni, une réserve unique de biodiversité. Il a fallu attendre l’organisation d’un référendum réclamé par les écologistes et les communautés autochtones pour mettre fin aux forages dix ans plus tard.

Tu en conclus que pour protéger la Méditerranée, il ne suffit pas de lui reconnaître des droits : il faut s’assurer que ses représentant·es veillent à ses intérêts… 

E.L. : Exactement. On ne peut pas confier ce rôle à un seul acteur : les considérations économiques prennent trop souvent le pas, comme on vient de le voir avec l’exemple de l’Equateur. Il faut donc réussir à identifier plusieurs représentant·es publics et privés qui parlent au nom de la Méditerranée, en raison de leur expertise, parce que la mer fait partie de leur quotidien ou parce qu’ils y sont attachés culturellement.  
À mon sens, les représentant·es doivent être choisis localement, au cas par cas : il peut s’agir d’agences de l’État spécialistes de la biodiversité, de scientifiques, d’associations, de populations qui pratiquent la pêche de subsistance…  

Quelles sont les conclusions que Surfrider peut tirer de cette thèse pour renforcer la protection des mers et des océans ? 

A.C. : Surfrider ne va pas exiger la reconnaissance d’une personnalité juridique pour la Méditerranée dans l’immédiat. Nous aimons mener des projets ambitieux, mais la montée en puissance de conflits armés n’est pas propice à l’aboutissement d’une telle initiative. 
En revanche, les conclusions d’Emma sur la représentation des intérêts de la nature et du vivant sont inspirantes. Elles vont nous aider à défendre une gouvernance de l’Océan qui inclut davantage les scientifiques, les ONG et toutes celles et ceux qui sont attachés à leur protection dans le cadre de la prochaine Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), qui aura lieu en juin 2025 à Nice, et du pacte pour l’océan promis par la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen. 

Quel intérêt avez-vous trouvé à collaborer dans le cadre d’une Convention industrielle de formation par la recherche (Cifre), un dispositif qui permet à des acteurs privés de financer des travaux universitaires ?  

A.C. : Collaborer avec le monde académique est dans l’ADN de Surfrider. J’ai moi aussi soutenu une thèse sur la transition écologique du transport maritime financée par l’association, et nous travaillons souvent avec des laboratoires de recherche comme avec l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) : par exemple, dans le cadre du programme Curl, qui a pour but de recueillir des données scientifiques sur la qualité de l’eau grâce à des prélèvements réalisés par des surfeur·es.  
Dans le futur, nous serions heureux de collaborer avec d’autres doctorant·es, pour peu que leur projet soit en phase avec l’actualité et nos préoccupations. 

E.L. : Cette collaboration m’a fait naviguer entre deux univers très différents – les codes des ONG et de la recherche ne sont pas du tout les mêmes, en ce qui concerne la façon de s’exprimer et la posture professionnelle !  
Elle m’a aussi permis d’accéder à des financements, ouvert un réseau et aidée à rester ancrée dans le réel. Je n’étais pas seule dans ma bibliothèque, je savais à quoi mes travaux allaient servir et j’avais une connaissance intime du milieu que j’étudiais. Le soutien de Surfrider m’a été précieux pour atteindre mon objectif : faire progresser les connaissances au service de l’intérêt général. 

Crédit photo : Agence MALD via Pexels.com