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A l’occasion de la journée mondiale des zones humides, nous avons rencontré Benjamin Aman, chercheur postdoctorant au LIENs (le laboratoire littoral, environnement et sociétés de La Rochelle).
L’occasion pour nous de lui poser quelques questions sur ces recherches à propos des écosystèmes de carbone bleu et, plus particulièrement, sur le fonctionnement et l’évolution de la morphologie et des apports sédimentaires de ces zones humides littorales, et leur importance dans le cycle du carbone.
Bonjour Benjamin, et merci de m’accorder un moment pour répondre à mes questions !
Pour commencer, pourquoi avoir choisi cet objet d’étude que sont les écosystèmes de carbone bleu ?
Avant de rejoindre le LIENS, je travaillais sur la paléoclimatologie, c’est à dire l’étude des sédiments de lacs, notamment dans les Alpes suisses et en Arctique, pour essayer de reconstruire le climat passé.
Je m’intéresse donc depuis très longtemps aux écosystèmes dits “des puits de sédiments” et la façon dont ils évoluent.
Les écosystèmes littoraux du carbone bleu sont justement des puits de sédiments ! Ils jouent donc ce rôle de sentinelles du changement comme nous renseigner sur la montée des eaux par exemple… et il s’avère qu’ils sont les champions naturels de la séquestration carbone à surface équivalente.
J’ai choisi d’orienter mes recherches sur cette thématique du carbone bleu car ce sont des écosystèmes qui reçoivent une attention croissante des scientifiques au niveau international, mais qui restent encore très peu connus et particulièrement en France. En fait, en étant de l’autre côté de la digue, ils ne sont pas très visibles et ce ne sont pas des milieux que tout un chacun côtoie. Pourtant leur situation en front de mer fait d’eux des milieux ultra dynamiques, qui accueillent une végétation relativement dense et offrent de nombreux co-bénéfices au-delà du côté carbone.
Justement, en parlant de co-bénéfices, c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup à Surfrider, pour mettre en avant le fait qu’ils sont de précieux alliés pour l’adaptation au changement climatique. Peux-tu nous dire un petit mot à ce sujet ?
C’est un message que je m’efforce de faire passer moi aussi !
En ce qui concerne la fonction “puits de carbone” de ces habitats, nos travaux sur les prés salés de la région rochelaise ont permis de fournir des chiffres de la capacité de séquestration carbone à long terme de ces écosystèmes.
L’un des messages clés issu de ces résultats est que : un hectare de pré-salé permettrait de compenser l’empreinte carbone d’un français chaque année.
En ça, c’est vrai qu’ils sont des champions de la séquestration à long terme, à hectare équivalent, et ce chaque année de manière naturelle si le milieu est préservé.
Mais si on rapporte ces chiffres à une agglomération comme celle de La Rochelle par exemple, qui compte plus de 150 000 habitants, il faudrait alors 150 000 hectares de pré salés pour compenser l’empreinte carbone des habitants de la ville chaque année.
Or les Pertuis Charentais, ce sont ne sont “que” 3 000 hectares.
A travers cet exemple on comprend bien que les prés salés ne peuvent pas nous apporter à eux seuls la solution face au changement climatique. Mais ils sont un levier intéressant à promouvoir en plus des actions de réduction de notre empreinte carbone.
Outre le volet carbone, ils “offrent” un ensemble d’autres services écosystémiques particulièrement importants. Ce sont de véritables couteaux suisses des services !
L’un des premiers est lié à la biodiversité. C’est à dire qu’en tant que zone humide végétalisée, les écosystèmes de carbone bleu offrent un habitat et une zone de refuge pour de nombreuses espèces, que ce soit pour des juvéniles de poissons, des insectes, des oiseaux, des crustacés ou encore de nombreuses araignées. Ce sont des zones dans lesquelles la biodiversité est unique et riche.
Ensuite, il y a l’atténuation des vagues grâce à la végétation dense de ces écosystèmes de front de mer. Certains collègues, notamment ici au LIENs, ont montré que rien qu’en baie de l’Aiguillon (en Vendée et en Charente-Maritime), des vagues de 1m sont réduites à quelques centimètres en se propageant sur seulement 50m de pré salé!
La végétation a vraiment le pouvoir de casser les vagues et protéger nos côtes! »
Enfin l’un des derniers services est lié à l’amélioration de la qualité de l’eau. Ces écosystèmes font, en quelques sortes, office de filtre, de tampon contre les pollutions et les intrants, qu’il s’agisse de métaux lourds, de nitrates ou de phosphates.
Donc, valoriser, préserver, renaturer un écosystème du carbone bleu, ce sont autant de services que l’on préserve et que l’on encourage !
Ça n’est pas dangereux pour ces écosystèmes d’être le réceptacle de pollutions diverses que la végétation doit filtrer ? Est-ce une des raisons qui expliquent leur important déclin ?
Alors oui, le côté filtrant peut entraîner un déséquilibre dans l’écosystème en lui-même. C’est une des causes de détérioration de ces écosystèmes, qui sont toutes dues à l’activité humaine d’ailleurs, mais ça n’est qu’une des causes parmi d’autres.
Il y a des causes “directes”, comme la pollution, ou encore la poldérisation, c’est à dire l’avancée des terres sur l’océan : on va alors réduire le pré-salé, par exemple, puisqu’on va l’assécher pour le transformer le plus souvent en zone agricole.
Et il y a la cause indirecte : c’est la montée du niveau de la mer. La plupart des prés salés dans le monde sont menacés par la montée des eaux. L’Océan, en s’élevant, réduit l’espace disponible qu’ont les prés salés pour se développer, car ils sont “bloqués” entre un système de défense de côte (une dune, une digue, une levée de terre ou autre) et l’océan qui monte. L’Océan va venir gratter, regratter, éroder progressivement le pré salé, qui va se retransformer en vasière perdant ainsi tous les co-bénéfices de zone humide végétalisée.
Donc, tant qu’on lui laisse un espace suffisant, on parle aussi d’espace d’accommodation, le pré-salé est voué à être un écosystème pérenne.
C’est un aussi le message qu’on transmet à Surfrider : aujourd’hui c’est important de revoir les infrastructures au niveau des littoraux pour laisser la place à la nature, la laisser reprendre ses droits et pouvoir justement évoluer…
Une gestion dite plus souple du trait de côte est en effet en accord avec l’accompagnement à la montée des eaux.
L’élévation du niveau de la mer est inexorable. Face à cela nous allons devoir trouver un compromis entre une adaptation à court terme, c’est à dire se défendre face à la prochaine tempête et puis envisager une adaptation à plus long terme qui peut être basée sur les solutions fondées sur la nature, notamment en redonnant de l’espace à ces écosystèmes littoraux.
Tu me disais tout à l’heure que le fait d’avoir changé de domaine de recherche te conduit à échanger plus régulièrement avec le grand public et j’imagine que tu as aussi l’occasion de partager tes recherches avec des gestionnaires de sites naturels, des institutions et des responsables politiques.
Est-ce qu’aujourd’hui, en tant que scientifique, tu as la sensation que ces différents publics commencent à prendre véritablement conscience de ce qui nous attend et à prendre en compte ce que leur disent les scientifiques sur ce sujet ?
Je pense réellement que oui. Sur ces 3 dernières années, j’ai vu une réelle évolution, non seulement par la façon dont sont reçus nos communiqués, mais aussi par la multiplication des sollicitations. C’est à dire que les gestionnaires de réserves naturelles avec qui nous travaillons activement, mais aussi les politiques et collectivités publiques, nous sollicitent de plus en plus pour communiquer sur ce sujet ou diffuser nos résultats.
Au delà de ça, en tant que scientifique, j‘ai pu voir l’évolution des stratégies de financement de la recherche, pour lesquelles les notions de puits de carbone, de solutions fondées sur la nature, d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques sont très importantes.
Pour exemple, mes travaux actuels s’inscrivent dans un programme de grande ampleur qui s’intitule “FairCarbon” dans lequel l’État a investi. Ce programme a pour objectif de mieux comprendre les mécanismes et les évolutions des écosystèmes naturels aussi bien continentaux que littoraux et de proposer des trajectoires de gestion des territoires dans le cadre de l’atténuation du changement climatique. Donc oui, de ce point de vue là, moi je suis assez optimiste.
« Tant qu’on lui laisse un espace suffisant, on parle aussi d’espace d’accommodation,
le pré-salé est voué à être un écosystème pérenne »
Tu as mené récemment des recherches et publié un papier sur les prés salés situés dans 3 zones du littoral Atlantique, peux-tu nous en dire un peu plus ?
Tout à fait ! Nous avons étudié la capacité de séquestration carbone de 3 sites de prés salés des Pertuis Charentais afin de connaître les meilleures conditions pour favoriser un puits de carbone à long terme. Il s’agit des prés salés de la réserve naturelle de la Baie de l’Aiguillon, du Fier d’Ars, sur l’île de Ré, et de Brouage dans la réserve naturelle de Moëze-Oléron. Ces 3 sites sont intéressants, parce qu’ils contrastent par leur géomorphologie et leur orientation. Leur exposition au vent et aux vagues est différente, mais les conditions de climat et d’élévation du niveau de la mer sont, elles, semblables, parce qu’ils sont dans la même région.
Etudier ces 3 sites contrastés dans une même région climatique nous a donc permis d’isoler des facteurs d’influence côtiers sur l’évolution de ces prés salés et sur leur capacité à séquestrer le carbone. Nous avons ainsi pu montrer que :
→ mieux l’écosystème est protégé des vents et des vagues, plus il a tendance à augmenter sa surface en avançant naturellement sur l’Océan,
→ et plus les eaux côtières sont chargées en sédiments en suspension, plus la capacité du pré salé à s’élever est importante.
Donc, le fait que les prés salés étudiés se situent dans une zone protégée riche en sédiments explique qu’ils vont progresser plus vite que le niveau de la mer ! Est-ce un phénomène très local ou quelque chose qui est étudié à l’échelle globale ?
Tous les prés salés du monde ne se comportent pas de la même manière.
Le cas des prés salés Charentais, où on a des systèmes qui s’élèvent plus rapidement que ne le fait le niveau marin, est assez propre à la région. Pour s’élever rapidement, un pré salé a besoin de sédiments d’une part, et d’autre part de garder la tête hors de l’eau suffisamment longtemps pour que sa végétation se développe bien. Ces conditions sont réunies ici grâce à de grandes amplitudes de marées (de l’ordre de 6m), et à une forte charge sédimentaire dans les eaux côtières, due à la proximité de grands fleuves riches en sédiments.
Si l’on va voir ce qu’il se passe outre-Atlantique par exemple, du côté américain, en Caroline du Sud ou Géorgie, il y a des grandes étendues de prés salés mais elles n’ont pas la capacité d’accompagner la hausse du niveau marin. Ceux-ci ont tendance à s’éroder, parce que les amplitudes de marées sont beaucoup plus faibles (de l’ordre de 2 m) et que nombreuses zones sont en déficit sédimentaire.
Est-ce que la quantité de sédiments a un impact sur la quantité de carbone capturée ?
Elle est indirectement liée, c’est à dire que plus le pré salé s’élève rapidement, grâce à l’accumulation de sédiments, et mieux il va pouvoir enfouir le carbone et le stabiliser dans ses couches profondes.
Le carbone est d’abord capté par les plantes (phénomène de photosynthèse).
À la mort des plantes, il va se retrouver dans le sol. Mais il peut être reminéralisé, c’est à dire renvoyé dans l’atmosphère par dégradation de la matière organique soit par des micro-organismes soit au contact de l’oxygène. Si on ajoute du sédiment par-dessus, alors le carbone ne sera plus en contact avec l’oxygène ou avec certains micro-organismes et il va se faire enfouir plus facilement.
Un second processus s’ajoute à celui de la photosynthèse des plantes, c’est le fait que les sédiments apportés aux prés salés par les fleuves et par la marée, contiennent eux aussi de la matière organique qui va contribuer davantage aux stocks de carbone dans le pré salé.
Les couches de sédiments sont des éléments très importants, et des activités comme le dragage ou d’autres actions qui consistent à gratter la surface sédimentaire, sont susceptibles de remettre la matière organique enfouie au contact de l’atmosphère, ce qui a pour résultat de ré-émettre du CO2.
Outre la préservation de ces zones, nos résultats montrent aussi l’importance de maintenir une continuité SÉDIMENTAIRE, c’est à dire le fait de garder une charge sédimentaire dans les eaux de surface, dans les rivières, les fleuves et l’océan. Ce contact sédimentaire Terre-Mer est un facteur clé dans le bon état des prés salés. Les projets de barrages fluviaux, par exemple font clairement obstacle à cette continuité sédimentaire. Un barrage accumule les sédiments en amont rendant l’aval déficitaire en sédiments. Le pré salé n’a alors plus cette capacité à accompagner le niveau de la mer…
On évoquait juste avant le programme FairCarbon et en particulier du projet Cabestan, qui s’est lancé depuis bientôt 1 an, tu peux nous expliquer de quoi il s’agit ?
Avec plaisir ! Le projet Cabestan est un projet national prévu sur 5 années. Il est mené dans le cadre d’un programme de grande envergure, le PEPR FairCarboN (Projets et Equipements Prioritaires de Recherche), au sein duquel seront regroupés les chiffres, les données et les évaluations quantitatives de la contribution des écosystèmes naturels terrestres et littoraux au cycle du carbone, que ce soit au niveau des échanges de carbone entre la végétation et l’atmophère, des stocks ou de la séquestration carbone.
L’objectif final est de proposer des trajectoires de gestion des territoires pour éclairer les politiques publiques et les décisions des acteurs, vers une neutralité carbone d’ici 2050.
Le projet Cabestan, lui, apportera sa contribution via l’étude des prés salés et vasières du système littoral français : on s’intéresse au cycle du carbone, c’est à dire comment les écosystèmes se maintiennent, respirent, font la photosynthèse, et enfouissent le carbone en profondeur.
Pour ce faire nous avons ciblé différents sites de la façade Atlantique et Manche pour questionner le rôle des forçages climatiques et tidaux (ndlr : en lien avec les marées). L’idée c’est de savoir dans quelles mesures l’amplitude de marée, la proximité des grands fleuves et un climat plus ou moins chaud ont une influence sur l’évolution des prés salés et leur capacité à piéger et enfouir du carbone en profondeur.
« L’objectif final [du projet Cabestan] est de proposer des trajectoires de gestion des territoires pour éclairer les politiques publiques et les décisions des acteurs, vers une neutralité carbone d’ici 2050«
Et, en dehors d’une meilleure connaissance de ces écosystèmes, est-ce qu’il y a autre objectif qui serait directement lié à la dimension d’adaptation aux changements climatiques ou pas spécialement ?
L’objectif principal est indirectement lié à l’adaptation aux changements climatiques, mais il s’inscrit davantage dans une démarche d’atténuation. On souhaite fournir des chiffres précis, en associant chaque site étudié — neuf au total répartis le long de la côte Atlantique et de la Manche — à des données sur la captation et la séquestration de carbone. Cela permettra de répondre à des questions clés : quels sont les meilleurs puits de carbone sédimentaire ? Quels facteurs favorisent au maximum la captation et la séquestration du carbone ?
L’objectif final est d’identifier les zones à fort potentiel en termes de stockage de carbone et de proposer des stratégies pour maximiser ces puits sédimentaires, et du coup contribuer au mieux à l’atteinte de la neutralité carbone.
Notre démarche, c’est donc, d’abord de comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes, d’établir des données chiffrées permettant de valoriser les “hotspots” de carbone, et enfin, de définir des stratégies à long terme pour soutenir les efforts globaux de neutralité carbone.
La démarche est longue mais prometteuse !
Pour en savoir plus sur les écosystèmes de carbone bleu, découvrez notre infographie
À nouveau un immense merci à Benjamin d’avoir pris le temps de répondre à nos questions !